Un tableau intéressant à consulter : https://insee.fr/fr/information/4470857#tableau-figure1_radio1
« Par ici la sortie de crise ! » « Moi, je préférerais par là… »
Posté par Fabien Chabreuil le Vendredi 27 mars 02020 à 10:59
Le bon système de gouvernance universel n’existe pas, et les conditions de vie amènent à privilégier telle ou telle organisation du pouvoir selon les circonstances. Par exemple, la sociocratie prévoit qu’elle puisse être mise de côté par consentement et pour une durée limitée après laquelle elle doit être remise en place ou un nouveau consentement de sa mise à l’écart doit être obtenu. Ce n’est pas nouveau. Pendant la République romaine, si la patrie était en danger, le Sénat pouvait donner tous les pouvoirs à un dictateur. Pour une durée de six mois.
Il se passe actuellement en France quelque chose de potentiellement dangereux. Sous le couvert d’un état d’urgence sanitaire, le gouvernement se prépare à modifier en profondeur le code du travail3, 7 sur les RTT et les congés, sur la durée hebdomadaire du travail, sur la gestion du chômage, etc. Je ne discuterai pas ici de la pertinence ou non de ses mesures, ni du fait qu’elles auraient ou non pu être évitées si la crise avait été anticipée et gérée. Quelle que soit la réponse à ces questions, reste le fait que le gouvernement a refusé d’inscrire dans les textes une date de fin de validité de ces mesures. La ministre du Travail Muriel Pénicaud a affirmé que « par nature, [elles] sont limitées à la durée de la crise sanitaire3 ». Alors pourquoi ne pas préciser ? Parallèlement, Le Monde essaye de nous rassurer : « Il s’agit de mesures d’exception, qui ont vocation, en principe, à ne s’appliquer que durant la période de crise sanitaire6. »En principe ? Certains se souviennent que l’état d’urgence mis en place après les attentats de 2015 a quand même duré deux ans, avant d’être remplacé par la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme qui a notamment introduit les liberticides assignations à résidence administratives.
De plus, « un projet de loi organique voté ces derniers jours, au même moment que l’état d’urgence sanitaire, prévoit de suspendre les transmissions de QPC [question prioritaire de constitutionnalité] au Conseil constitutionnel, le temps de la crise. Ce qui aurait pour conséquence… d’empêcher momentanément le Conseil d’État de tirer les conséquences d’une loi qui porte atteinte à des droits fondamentaux8. »
Parallèlement est envisagée l’utilisation massive de drones, de techniques de reconnaissance faciale et de surveillance des personnes à partir des informations de leur smartphone6. Je vous recommande de lire la tribune de Yuval Noah Harari publiée dans le Financial Times à ce sujet5.
Dans cette situation, je vous suggère de lire ou relire deux ouvrages dont je vais vous résumer les points clés s’appliquant aujourd’hui.
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Dans La Stratégie du choc, Naomi Klein décrit ce qu’elle appelle le capitalisme du désastre. Quand une population subit un choc particulièrement violent, les gens entrent dans un état de désorientation qui est l’occasion d’imposer des réformes favorisant une minorité et qui ne seraient jamais acceptées en temps normal. Selon elle, il peut y avoir trois chocs successifs : le choc initial (guerre ou coup d’État, désastre naturel), le choc des mesures économiques prises à la suite du choc précédent, et éventuellement le choc de la répression exercée contre ceux qui s’opposeraient aux décisions prises.
Naomi Klein considère que l’ultralibéralisme, notamment par l’application des idées de l’école de Chicago et de Milton Friedman, ne peut exister sans la stratégie du choc qui met la population hors d’état de réagir. Elle montre comment le passage régulier de dirigeants du public au privé, et réciproquement, est utilisé par les entreprises du capitalisme du désastre. Naomi Klein ne sombre évidemment pas dans la théorie du complot. Si le capitalisme du désastre a pu provoquer certains chocs, il se contente bien souvent de profiter de ceux qui surviennent inévitablement.
Truffé d’exemples (Royaume-Uni, Bolivie, Russie, Chine, Pologne, Afrique du Sud, Chili, États-Unis, etc.) et de citations, La Stratégie du choc se veut un livre militant. Je vous livre quelques phrases optimistes de sa conclusion : « Toute stratégie visant à exploiter une brèche ouverte par un choc traumatisant mise lourdement sur l’élément de surprise. Par définition, l’état de choc est un moment marqué par un fort décalage entre des événements qui se précipitent et l’information dont on dispose pour les expliquer. […] Dès que nous disposons d’un récit capable d’expliquer ces événements choquants, nous retrouvons nos repères et le monde a de nouveau un sens. […] Une fois les rouages de la stratégie du choc compris à fond par le plus grand nombre, les collectivités deviennent plus difficiles à prendre par surprise et à désorienter — bref, elles résistent aux chocs1. »
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En 1895, le polygraphe Gustave Le Bon publie La Psychologie des foules, un des premiers ouvrages de psychologie sociale dont les thèses sont encore discutées et appliquées aujourd’hui★. Selon Le Bon, en foule, « les hommes ne se conduisent jamais avec les prescriptions de la raison pure. [… ] Quels que soient les individus qui la composent, quelque semblables ou dissemblables que soient leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, par le fait seul qu’ils sont transformés en foule, ils possèdent une sorte d’âme collective qui les fait sentir, penser, et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément2. » Une foule est caractérisée par « l’évanouissement de la personnalité consciente et l’orientation des sentiments et des pensées dans un sens déterminé2. » Ce fonctionnement n’est pas forcément négatif : « Sans doute il existe des foules criminelles, mais il existe aussi des foules vertueuses, des foules héroïques, et encore bien d’autres. […] Qu’y a-t-il, par exemple, de plus compliqué, de plus logique, de plus merveilleux qu’une langue ? Et d’où sort cependant cette chose si bien organisée et si subtile, sinon de l’âme inconsciente des foules ? Les académies les plus savantes, les grammairiens les plus estimés ne font qu’enregistrer péniblement les lois qui régissent ces langues, et seraient totalement incapables de les créer. Même pour les idées de génie des grands hommes, sommes-nous bien certains qu’elles soient exclusivement leur œuvre ? Sans doute elles sont toujours créées par des esprits solitaires ; mais les milliers de grains de poussière qui forment l’alluvion où ces idées ont germé, n’est-ce pas l’âme des foules qui les a formés2 ? »
Pour Le Bon, une foule se constitue « dans certaines circonstances données, et seulement dans ces circonstances2 »★★. Il faut à la foule un meneur, homme d’action plus que de pensée, qui va l’orienter dans une certaine direction. Pour cela, il dispose de trois moyens d’action :
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Il ne s’agit ici de faire un procès d’intention à qui que ce soit. Il s’agit simplement d’exercer notre rôle de citoyen qui implique information et vigilance.
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P.-S. : au moment où je publie ce texte, Naomi Klein et les éditions Haymarket Books offrent la version numérique de son livre The Battle for Paradise : Puerto Rico Takes On the Disaster Capitalists, un exemple de résistance au capitalisme du désastre après le choc de l’ouragan Maria.
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★ Il est important de replacer cet ouvrage dans son contexte historique. Certains propos de Gustave Le Bon peuvent nous paraître aujourd’hui terriblement sexistes ou horriblement racistes. Ce livre et son œuvre en général contiennent des prémisses de la mémétique ou de la spirale dynamique, et on ne compte pas les domaines dans lesquels ce génie a fait des contributions importantes. [↑]
★★ Cela n’exclut donc pas d’autres formes de regroupement où se manifeste une véritable intelligence collective : cf. par exemple « Foule systémique » et « Foule avisée ». [↑]
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Sources :
Crédit image : « Yellow, orange, blue, green, and red wooden doors », PickPik, licence PickPik.